Leçons de crise

Questionnement durant le confinement dû au Covid-19

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Nous avons fait des expériences variées durant le confinement dû au Covid-19. Le rythme plus ralenti auquel nous avons été contraints nous a permis de prendre un peu de recul et de hauteur. Les discours évoluaient avec le temps et l’expérience du virus. Cela nous a parfois déstabilisés car le cerveau humain recherche les chemins les plus courts qui le rassurent (Daniel Kahneman, “Système 1, système 2 : les deux vitesses de la pensée”) ; il aime ranger le monde dans des petites cases. Notre cerveau pense rapidement et se simplifie la tâche avec des stéréotypes ou des préjugés. Ci-après, 4 questions que je me suis posées durant ce temps suspendu où le monde s’est un peu arrêté et où mon cerveau a pu lui aussi prendre le temps de réfléchir.

«Toutes les généralités sont fausses, y compris celle-ci. » —Mark Twain

1. Paraître heureux, une nouvelle tyrannie ?

D’aucuns nous ont expliqué à quel point cette période serait propice à des changements réels, que nous allions renouer avec plus de lenteur, moins de consumérisme. Les slogans « philosophiques » ont fleuris sur la toile, les conseils en développement personnel ont accompagné notre quotidien. Le concept de résilience est particulièrement tendance ces temps-ci. Une forme d’injonction à la maîtrise et au contrôle de soi est omniprésente et affirme en gros que nous sommes responsables de notre bonheur psychique et qu’il nous conduit à la réussite. Dans son livre Happycratie , Eva illouz cite une étude qui analyse le comportement des jeunes générations dans les réseaux sociaux : ces dernières ont appris que les manifestations de tristesse ou de vulnérabilité sont souvent accueillies par le silence, rejetées, ou – pire que tout – violemment raillées. Il s’agit donc de « paraître heureux » y compris lorsque vous êtes gravement déprimé. Pareil phénomène se laisse entrevoir dans le monde de l’entreprise à travers la figure du « Chief happiness Officer » qui est là pour nous aider à être heureux et donc plus productif. La sociologue développe l’idée que le bonheur devient une forme de “marchandise émotionnelle”. Le pas est vite franchi pour dire que les gens heureux sont plus enclins à travailler de manière rentable même si cela n’est pas prouvé. D’ailleurs qu’est-ce que le bonheur ? Je n’ai pas de réponse à ce jour. Ce qui me pose question, c’est cet injonction à afficher un visage optimiste sous peine d’être hors jeu et que l’on puisse associer performance et bonheur. Pourtant, il me vient à l’esprit un longue liste de penseurs et penseuses qui n’étaient pas tous connus pour leur hilarité: Nietzche, Gilles Deleuze, Virginia Woolf, Primo Levi, David Foster Wallace pour n’en citer que quelques uns et une.

2. N’ai-je pas négligé ma culture numérique ?

La façon dont nous avons plongé tête baissée dans les technologies de visio-conférence, en livrant l’intimité de notre chambre de travail, m’a étonnée. Certaines entreprises pratiquaient déjà le travail à distance avec une infrastructure solide et sécurisée qui a nécessité quelques ajustements face au volume de connexions; d’autres n’ont pas pu toujours garantir la protection des données. Des psychologues ont offert leur service via What’s app, une initiative altruiste qui permettait à des parents débordés de chercher du réconfort sans parler à haute-voix devant leurs enfants. Cette pratique nous a encouragé à étaler des éléments cruciaux sur notre état psychique sans trop savoir ce qui en subsistera dans le cloud.

Il semblerait même que face à la peur, certaines voix sont prêtes à sacrifier notre liberté en augmentant la surveillance, d’autres nous expliquent que c’est la mondialisation qui est responsable de la propagation du virus et développent des idées nationalistes. Dans un article du Financial Times (article en anglais et article payant dans L’Express) , l’historien Yuval Noah Harari, l’auteur de Sapiens nous indique deux choix possibles :

  1. Entre surveillance totalitaire et responsabilisation citoyenne,

  2. Entre isolation nationaliste et solidarité globale.

L’historien nous dit encore que les choix que nous ferons durant la crise risquent de perdurer. Il cite un décret pour état d’urgence édicté en 1948 durant la guerre d’indépendance en Israel qui n’a été aboli qu’en 2011.

J’ai pris conscience de l’importance de comprendre les enjeux de notre hyperconnexion et de pouvoir me positionner comme citoyenne face aux choix qui nous seront soumis avec le développement de l’intelligence artificielle. D’ailleurs, l’EPFL a développé un programme de formation en ligne qui permet d’acquérir à distance des notions de programmation sans formation scientifique, j’y ai récemment débuté un cursus, et profite de cette occasion pour continuer à me former (Extension School EPFL).

3. Le télétravail est-ce la panacée ?

Le travail à distance (pour ceux qui peuvent) offre de nombreux avantages sociétaux. Citons par exemple :

  • Economie de l’usage des sols, en réduisant le développement d’infrastructures de transports pour permettre les déplacements de foule;

  • Diminution de la pollution en limitant les trajets ou en les décalant dans le temps;

  • Charges fixes de loyer moins élevées pour les entreprises qui peuvent réduire leurs besoins en locaux;

  • Temps pour soi (sports, repas, famille, etc.) plus élevé qui au final amène plus de créativité.

Déjà adepte d’une telle pratique, elle est devenue mon quotidien et celui de plusieurs autres personnes ; j’ai découvert sa face cachée et les risques qui peuvent survenir :

  • Hyperconnexion, plus de frontière entre le travail et les loisirs;

  • Effets pervers s’il existe une volonté de tout contrôler de la part du ou de la manager;

  • La communication lors de réunion de travail peut se détériorer et les défauts d’échange qui existaient en présence s’amplifier.

Le télétravail doit évidemment faire partie des options modernes d’un poste de travail et gageons que maintenant que le tabou a été brisé, cela restera une possibilité. Toutefois, il ne devrait pas complètement se substituer à des interactions physiques. Dernièrement, en demandant à une boulangère comment elle avait vécu cette période, elle m’a confié les attitudes agressives auxquelles elle a dû faire face. En lui offrant une écoute attentive, je me suis rendue compte que ce contact social, si ténu soit-il , m’avait manqué ces dernières semaines où je sortais pour faire mes courses en mode survie, ne prêtant guère attention à l’autre si ce n’est pour l’éviter.

4. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux?

Durant cette période de crise, différentes vérités ont été défendues : les affirmations péremptoires, exprimant le fait que les autorités avaient réagi trop vite ou pas assez vite ont fleuris sur le web. D’un côté les partisans de plus de sévérité pour éviter le pire, de l’autre ceux qui préféraient la liberté quitte à en mourir, pour simplifier grossièrement. Dans un tel contexte, il est tentant d’adhérer à des opinions que l’on tiendra comme seule vérité. Cela contribue à nous rassurer et à réduire notre incertitude. Pourtant, cette période de confinement nous a prouvé que nous pouvions sortir de nos convictions.

Je suivais en début de confinement un programme de méditation. Comme les réunions n’étaient plus autorisées, le maître de stage nous a proposé de poursuivre via Zoom. Ma première réaction a été de décliner – cela me paraissait trop étrange de méditer en ligne. Puis, j’ai essayé et cela m’a bien convenu. A présent, j’ai la réticence inverse face à l’idée de retourner en salle de cours.

«Une opinion qu’on réduirait au silence peut très bien être vraie : le nier, c’est affirmer sa propre infaillibilité… même si l’opinion réduite au silence est fausse, elle peut contenir – ce qui arrive très souvent – une part de vérité; et puisque l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité, ce n’est que par la confrontation des opinions adverses qu’on a une chance de découvrir le reste de la vérité.» — De la liberté, John Stuart Mill.

Ce qui nous paraissait parfois comme la seule voie possible cède sa place à un autre possible si tant est que nous parvenions à sortir de notre conviction. Cela m’incite à valoriser l’importance de pouvoir débattre des idées , notre monde étant complexe. De plus, il est dangereux pour notre survie que des idées dominantes étouffent les contradictions.