Consultante : un bullshit job ?
Le métier que je pratique, ne nous le cachons pas, n’est pas essentiel. Le monde continuerait à tourner sans les consultant·e·s. Pourtant dans certaines situations, il se produit de petits miracles qui redonnent du sens à la profession.
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Au poste de sécurité à la sortie du glacier de Zinal, plus fort que l’air de septembre à cette altitude, une pensée dérangeante m’a cinglé le visage. J’accompagnais un guide de montagne bénévole chargé de la sécurité pour le Trail du Besso. En traversant avec lui le fameux glacier de Zinal, j’ai pu observer tout ce qui avait été fait par les organisateurs bénévoles . Les kerns bien visibles, les « tags » roses pour faciliter l’itinéraire, les drapeaux rouges signalant des difficultés. La veille, j’avais déjà remarqué toute l’infrastructure mise en place pour accueillir les trailers. Un travail gigantesque réalisé sans un seul manager ou consultant.
sparadrap ou cocheur de case?
Alors qu’un participant nous lance : « Ça fait du bien de croiser quelqu’un, c’était interminable… », je me sens utile et fière de contribuer à cette aventure, quoique bien modestement, et c’est là que cette pensée m’assaille : « je fais un bullshit job ». Dans la vie, je suis consultante en organisation. Cela ne vous dit rien ? C’est normal, car souvent je dois utiliser plus que trois mots pour décrire mon activité. J’ai trois cordes à mon arc : une expérience de management et de gestion de projet (eh oui ! J’ai mis les mains dans le cambouis, je ne suis pas seulement une théoricienne, j’ai vécu les mêmes problèmes que vous) et une formation en psychologie humaniste (entendez que je suis capable de bien vous écouter et de vous comprendre). Finissons ici le storytelling pour décortiquer ma pensée cinglante. Selon la classification de David Graeber, l’auteur de Bullshit jobs, le rôle de consultant peut se situer dans deux catégories : Les « rafistoleurs » ou « sparadraps », employés pour résoudre des problèmes qui auraient pu être évités ou les « cocheurs de cases », recrutés pour permettre à une organisation de prétendre qu’elle traite un problème qu’elle n’a en réalité aucune intention de résoudre. Pour être limpide et sans ambiguïté, rappelons qu’un bullshit job est un travail à la con qui pourrait être supprimé sans de réelle conséquence sur la société. Citons quelques métiers qui ne sont pas des bullshit jobs, ce qui vous permettra de bien comprendre le propos : éboueur·euse, infirmier·ère, aide-soignant·e, instituteur·trice, menuisier·ère, etc.
VULNéRABLE ET DISPONiBLE a l’imprévu
Eh quoi ? Vous trouvez que j’exagère ? Admettons et identifions dans quelles situations le métier que je pratique n’est pas — selon ma perception — un bullshit job.
- Quand j’ai la chance d’accompagner des responsables qui assument véritablement leurs rôles en matière de conflits en s’efforçant de les traiter, qui choisissent de mettre en place des principes simples qui garantissent le respect.
- Lorsque je contribue en tant que facilitatrice à assouplir le fonctionnement d’une équipe, d’une organisation.
- Quand le client fait preuve de courage et tente d’évoluer face à la complexité de son environnement. Cela implique la capacité à aborder un changement profond, de type 2 selon la définition de l’école de Palo Alto, à savoir un changement qui paraît bizarre, inattendu, contraire au bon sens.
Pour résumer, je dirai que c’est lorsque qu’il y a l’urgence d’une évolution et/ou le besoin de créer du “nous” pour faire face à une difficulté ou un défi .
Lorsque, suivant un chemin, nous rencontrons un autre homme qui venait à notre rencontre, suivant aussi son chemin, nous ne connaissons que notre partie du chemin, non la sienne ; nous ne connaissons sa partie du chemin que dans la rencontre. Martin Buber. Je et Tu.
Chaque fois que nous parvenons à créer un espace de confiance mutuelle, qui renforce la relation, dans lequel nous pouvons être qui nous sommes avec nos vulnérabilités, que nous ôtons les masques pour nous attaquer aux vrais problèmes, avec pragmatisme et petits pas, je sais que je suis à ma place. Ou dit avec d’autres mots comme Lorca une des protagonistes du livre « Les furtifs » d’Alain Damasio : “- chaque fois que nous favorisons des attitudes propices à une construction commune. Les évidences de la bienveillance, souvent oubliées, les apports du lâcher-prise, les mérites de l’écoute, l’importance de reconnaître son ego et ses colères intimes, de savoir s’observer parfois pour se déminer”.
Le métier que je pratique n’est pas un bullshit job s’il favorise la rencontre avec l’autre, le sortir de soi qui permet de changer, rebondir et bifurquer selon les mots du philosophe Charles Pépin. Dans ces cas-là, je suis la personne au poste de sécurité au sortir de l’interminable glacier de Zinal que le trailer épuisé, en proie au doute croise avec soulagement avant de poursuivre son itinéraire solitaire.